(article paru dans la revue "h" à o’occasion du 20 ème anniversaire de la proposition de contruction de Virgo)

Nous avons célébré en 2009 un double anniversaire : les vingt ans de la publication de la proposition Virgo, et les quinze ans de la signature de l’accord entre les directeurs de l’INFN et du CNRS de construire Virgo à Cascina.

La proposition Virgo était signée de 47 auteurs, surtout des théoriciens et astrophysiciens, peu d’expérimentateurs, surtout de Pise, Orsay, Naples et Salerne. Une douzaine de ces auteurs de la première heure sont toujours membres de la collaboration Virgo. La proposition Virgo arrivait après une phase de R et D qui avait commencée à Pise et à Orsay, environ dix ans plus tôt.

Avant Virgo, les pré-études à Orsay : 1978-1985

A Orsay, le projet de détection d’ondes gravitationnelles (GW) date du second meeting Marcel Grossman à Trieste (1979), quand Alain Brillet (AB), qui présentait les résultats d’une expérience type Michelson et Morley évoluée, rencontra Ron Drever et les membres du groupe de Garching (A. Rüdiger et R. Schilling), qui rendaient compte de leurs petits prototypes. Ils avaient tous développé des barres de Weber pendant de nombreuses années, et commençaient à jouer avec de petits interféromètres : pendant que d’autres en Italie Australie et aux USA se mettaient à combattre le bruit thermique de leurs barres en les refroidissant, eux commençaient à manipuler des interféromètres.

Leurs premiers résultats étaient encourageants, Ron avait beaucoup de nouvelles idées (le recyclage, entre autres), les allemands aussi (ils présentèrent leur premier filtre « mode cleaner », mais ils n’étaient pas experts en optique ni en lasers - et ce premier mode cleaner était une cavité Fabry Perrot confocale et dégénérée ! ). Leur recherche était fondamentale, excitante, et en lien direct avec nos activités précédentes en métrologie de fréquence laser : Jean Yves Vinet (JYV) après une thèse sur l’étude comparative de différents systèmes résonnants de détection d’ondes gravitationnelles, s’intéressait aux interféromètres et s’arrangea pour y travailler la moitié de son temps, et Nary Man (CNM), au milieu de son doctorat, souhaita s’y associer. Ainsi nous commençâmes à évaluer les limitations fondamentales des interféromètres, et essayer concevoir les difficultés techniques. R. Weiss joua un rôle très important dans cette décision. En 1973, il avait produit une étude détaillée des sources de bruit des interféromètres GW. Son équipe travaillait sur un petit prototype, mais la NSF ne fournissait pas encore un appui important à cette activité, et il était impliqué fortement dans des projets spatiaux (Iras, Cobe). Quand AB lui rendit visite pour la première fois, en 1981, R. Weiss fut très amical, prodiguant encouragement et aide : il passa deux jours entiers à expliquer ses vues sur les interféromètres, et fournit des copies de nombreux documents, y compris des calculs de bruit non publiés (ce qu’il avait aussi du faire avec l’équipe de Garching). Il poussait clairement pour une large collaboration internationale dans ce domaine, et il garda toujours par la suite cette attitude : il embaucha David Schoemaker après sa thèse à Orsay, et nous envoya en post-doc des étudiants remarquables (Dan Dewey, et plus tard Peter Fritschel), il partagea d’autres activités avec JYV (bruit dû à la lumière diffusée, mitigation), et encore aujourd’hui il s’attache à maintenir une collaboration active et amicale, plutôt qu’une compétition. Avec l’appui de quelques collègues connus, comme Thibaud Damour, Philippe Tourrenc, Christian Bordé, Claude Cohen-Tannoudji, nous pûmes commencer à travailler sur les lasers et l’optique d’un détecteur GW à partir du milieu des années 80, avec des fonds venant de différents départements du CNRS, et de militaires français. Les militaires étaient d’abord intéressés à savoir si les ondes gravitationnelles pouvaient être utilisées pour communiquer avec les sous-marins, puis au développement de nouveaux lasers de puissance.

Nous commençâmes à faire porter nos efforts sur les lasers et la métrologie optique. A ce moment, la recherche sur les GW était focalisée sur les supernovae émettant à 1 kHz et au delà : l’isolation antisismique passait pour un problème trivial et le principal défi était de convaincre la communauté qu’il devait être possible de résoudre le milliardième de la frange noire, ce qui nécessitait un laser incroyablement stable et puissant. Dans cette bande de fréquence, les principales sources de bruit devaient être le bruit de grenaille et le bruit laser, et le problème le plus difficile était apparemment de construire un laser à la fois très stable et très puissant. Il devait être possible d’utiliser la technique du recyclage proposée par Ron Drever, cependant aucune expérience ou calcul ne l’avait encore validée.

Au début des années 80 nous sautâmes sur l’idée de Ron Drever et commençâmes à aborder, en outre les problèmes d’optique, comme la qualité des miroirs, le mode cleaner, la pression de radiation, les bruits des lasers ... Les seuls lasers de puissance mono-fréquence disponibles à cette époque étaient les lasers à Argon (des monstres très chers, demandant plusieurs dizaines de kilowatts électriques pour produire quelques watts de lumière verte). Nary Man utilisa ce type de laser pendant quelques années, et montra comment un asservissement parinjection ouvrait la voie aux hautes puissances, que la sensibilité d’un Michelson Fabry Perot était limitée par le bruit de grenaille (jusqu’à 2 Watt), et, pour la première fois, démontra l’efficacité du recyclage de puissance.

Mais les lasers à Argon étaient bruyants et non fiables, et nous nous sommes mis rapidement à étudier les lasers Nd-YAG pompés par diode, qui ne pouvaient émettre que quelques centaines de milliwatts, mais dont nous avions appris que des systèmes de plusieurs watts seraient bientôt disponibles, retombées d’applications militaires aux USA (Star Wars). Le premier étudiant que nous primes en thèse était David Schoemaker, qui intégra ensuite le MIT. En 1989 notre prototype de laser Nd-YAG établissait un record mondial de puissance de 18 Watt. Parallèlement, entre autres activités de modélisation, JYV avait développé notre premier code de propagation de la lumière par Transformée de Fourrier Rapide (ancêtre de DarkF, et des programmes de propagation de Ligo et GEO), avec son étudiant Patrice Hello. Ce travail nous conduisit à la définition des spécifications des composants optiques et nous fit comprendre le bénéfice que nous avions à travailler dans le domaine infra-rouge, plutôt qu’en lumière verte : à puissance égale, le bruit de grenaille est proportionnel à la longueur d’onde, mais les pertes par diffusion sont inversement proportionnelles à l’inverse du carré de la longueur d’onde, de sorte que pour une puissance d’entrée égale, la sensibilité augmente avec la longueur d’onde.

Une autre conséquence des travaux de modélisation optique était la mise en évidence que les défauts de contraste serait dominés par la génération de modes élevés, de sorte que l’ajout d’un mode cleaner en sortie améliorait le niveau de bruit (de grenaille) et facilitait le contrôle l’interféromètre.

Ils révélèrent aussi un autre gros problème : les spécifications des miroirs étaient trop contraignantes : par manque d’une métrologie adéquate, et parce que nous étions les seuls clients, aucun des fabricants de miroirs européens n’était intéressé. La solution vint plus tard, en 1991-1992, quand les équipes de Jean Marie Mackowski et Claude Boccara rejoignirent le projet.

Avant Virgo, pré-études à Pise 1980 - 1987

En 1980, Adalberto Giazotto (AG) commençait à réfléchir à la construction d’un détecteur de haute sensibilité pour des ondes gravitationnelles de basse fréquence. Ce qui avait déclenché cette idée étaient les données obtenues par plusieurs radiotélescopes qui détectaient un nombre énorme de pulsars à basse fréquence. Le spectre du nombre des pulsars était très piqué à basse fréquence, à moins d’un Hertz, essentiellement à cause du ralentissement de la rotation agissant depuis leur création ; mais ce qui était remarquable était le nombre de pulsars avec une période de plus de 5 Hz, et donc émettant des ondes gravitationnelles de plus de 10 Hz. Aujourd’hui ce nombre a augmenté sensiblement à cause des observations extensives en ondes radio ; déjà à cette époque, cette découverte constituait un fait scientifique suffisamment important pour proposer à l’INFN de construire un détecteur GW de 10 Hz et plus. A ces basses fréquences le premier ennemi à battre était le bruit sismique et ceci donna naissance au projet IRAS (Interféromètre pour la réduction active du séisme).

Nous étions en compétition avec Ron Drever : à Glasgow, il était en train de construire un pendule actif dont la longueur était augmentée par un feed back vers un piezo qui déplaçait le point de suspension ; le signal correctif était obtenu en mesurant le déplacement de la masse du pendule. Ils obtenaient une augmentation virtuelle de longueur de 5 mètres. Avec IRAS, nous commencions à obtenir une augmentation virtuelle de longueur bien supérieure grâce à une mesure interférométrique du déplacement de la masse. AG présenta les premiers résultats de cette expérience au meeting Grossman en juin 1985. Cette présentation était certainement programmée par le destin, car c’est à ce meeting qu’AG rencontra AB pour la première fois, et là, marchant ensemble autour de la fontaine de Minerve à la Sapienza à Rome, ils décidèrent de commencer à travailler à la réalisation d’un interféromètre Fabry Perrot de 3 km à haute sensibilité à basse fréquence ; à cette époque le nom « Virgo » était encore inconnu.

De retour à Pise, les tests sur le pendule interférométrique continuèrent et finalement un accroissement d’un mile fut obtenu. C’était un résultat très intéressant pour deux raisons, la première était que nous acquérions une très bonne réputation dans un champ de recherche tout à fait nouveau, les ondes gravitationnelles, complètement nouveau aussi à Pise (l’INFN de Pise était le royaume de la physique des hautes énergies, domaine dont venait aussi AG) ; en second lieu, la preuve était faite que, à cause de la complexité de ce genre d’appareils, il leur serait impossible d’atteindre l’atténuation antisismique requise à 10 Hz : l’atténuation d’IRAS était d’un millième, alors qu’il fallait atteindre des valeurs comprises entre 0,001 milliardième et 0,1 milliardième. Ceci stoppa quasiment notre activité.

Mais la solution émergea : il fallait remplacer le pendule simple par une chaîne de filtres, et chaque filtre devait fonctionner sur les 6 degrés de libertés d’un corps solide, c’est à dire les trois degrés de translation et les trois de rotation. Avec cette idée en tête, le groupe IRAS commença à concevoir des filtres mécaniques isolants dans les 6 degrés de liberté. Le but était de créer une chaine de plusieurs filtres capables de soutenir une charge de 400 kg, avec l’atténuation requise à 10 Hz. Il fut nommé par Hans Kautzky « super atténuateur » (SA) et le système complet était un vrai monstre ; il était composé de deux chaines de sept ressorts à gaz de 100 Kg, il mesurait huit mètres de haut et devait fonctionner sous vide ; la charge était constituée de deux cylindres de laiton suspendus à des chaines. Notre idée était de mesurer le bruit résiduel par interférométrie, mais un accéléromètre très sensible construit au laboratoire était aussi attaché à l’une des deux masses. Nous nous souvenons encore de la forme du bruit détecté par l’accéléromètre avant que le vide ne soit fait dans l’enceinte : il était relativement haut avec un grand nombre de structures. Quand nous fîmes le vide, comme plus aucune structure n’apparaissait dans le signal fourni par l’accéléromètre, nous pensâmes que quelque chose avait cassé. Soudain nous avons réalisé que nous étions probablement en face de l’objet le plus silencieux de la Terre, et l’émotion nous submergea. Le gros problème fut de mesurer l’atténuation réelle à plusieurs fréquences ; nous essayâmes de frapper la cuve à vide au niveau du point de suspension du super atténuateur avec des marteaux lourds, mais aucun signal n’était visible au niveau de l’accéléromètre. L’excitation la plus violente était obtenue en connectant un moteur avec une masse excentrée au câble entre les deux filtres supérieurs. Les grandes vibrations du moteur mesurées avec un accéléromètre excitaient le câble supérieur du super atténuateur. Aucun signal résiduel n’était visible au niveau de l’accéléromètre suspendu dans la gamme 10 - 60 Hz.

C’était un beau résultat ! La photo du super atténuateur fut même imprimée dans un célèbre livre de Wheeler sur la gravité. Mais le résultat le plus important était que la commission 2 de l’INFN commençait à prendre au sérieux notre idée de construire un interféromètre de 3 km avec des miroirs suspendus à des super-atténuateurs.

Dans la version finale du SA (le SA actuel) les ressorts à gaz ont été abandonnés pour des ressorts à lames métalliques, combinés à des contre-ressorts compensant la raideur des lames.

Virgo Proposal 1985-1989

Comme mentionné plus haut, Pise et Orsay se rencontrèrent par hasard au 4eme meeting Marcel Grossman, à Rome en 1985. AB et AG réalisèrent tout de suite la complémentarité des deux équipes et décidèrent de se réunir autour d’un projet de détecteur interférométrique large bande. En dépit de quelque réunions au niveau européen et d’une bonne collaboration avec les collègues allemands et britanniques grâce à deux financements européens, nous étions en fait poussés en direction d’un projet bilatéral plutôt qu’un projet européen autour de deux détecteurs, par le fait que les équipes, allemande à Garching, et britannique (à Glasgow principalement) poussaient leurs propres projets nationaux et craignaient que la recherche d’un accord européen ne leur fasse prendre du retard.

En Italie, l’INFN et son président, Nicolas Cabibbo, furent plutôt enthousiasmés par notre collaboration. La commission 2 était capable de soutenir en parallèle l’effort sur la barre résonante cryogénique et l’expérience de Pise IRAS, et même voulait étudier attentivement la possibilité de développer un grand interféromètre italien. La collaboration pour la construction de Virgo démarra en 1986-1987. Le groupe de Pise fut rejoint par un groupe de l’université de Naples conduit par Leopoldo Milano, un autre du laboratoire de l’INFN de Frascati conduit par Gianni Matone et de d’un dernier de l’université de Pérouse dirigé par Fabio Marschesoni, qui formèrent le cœur dur de la collaboration du coté italien. Le contrôle scientifique et financier était effectué par la commission 2 de l’INFN, et deux fois par an AG et AB devaient présenter l’état d’avancement de Virgo et IRAS.

En France, la situation était différente : chacun des quatre départements du CNRS avait soutenu nos efforts initiaux à petite échelle, mais aucun ne souhaitait financer un grand projet (bien que la première estimation du coût faite en 1984 pour un interféromètre d’un km ait été très sous estimée). Le président de l’IN2P3, Pierre Lehmann, était très intéressé, mais ne pouvait pas s’engager tant qu’aucun physicien nucléaire ou physicien des particules n’y était impliqué, de sorte qu’entre 1985 et 1989, il était clair que l’interféromètre, s’il devait exister serait construit en Italie, par l’INFN. Le site de Cascina fut sélectionné. Entre 85 et 88, l’équipe de Pise finissait la construction de deux super-atténuateurs complets, et commençaient à les tester à San Piero dans un nouveau bâtiment ; l’équipe d’Orsay réalisait les études de l’optique et de modélisation de l’instrument et celle de Naples et Salerne commençaient à étudier des procédures d’alignement.

Simultanément, nous écrivions le « Proposal », que nous voulions ou mettre au CNRS et à l’INFN en mai 1989

Approbation : 27 juin 1994

A l’automne 1989 le CNRS avait créé un petit comité pour évaluer le projet Virgo. Le président de ce comité était Patrick Fleury, un physicien des hautes énergies : il commença une étude très détaillée pour comprendre tous les aspects du projet. Initialement incrédule, et très critique, il écouta les avis de toutes sortes de physiciens, visita avec AB les principaux projets de détection d’ondes GW et leurs institutions respectives, et à partir du printemps 1990 finit par soutenir fortement le projet, recommandant seulement une plus vaste collaboration. Bien que le processus de décision ait été bien plus avancé aux USA pour LIGO, il avait compris que Virgo était en avance sur plusieurs points (suspensions, lasers, conception optique) et qu’il serait de toute façon nécessaire de faire fonctionner plusieurs détecteurs en coïncidence. Entre temps, avec l’aide Pierre Lehmann, les physiciens des hautes énergies avaient bougé en direction de Virgo : au LAPP d’Annecy, une petite équipe conduite par Michel Yvert, qui auparavant avait commencé à imaginer un détecteur original fondé sur des mesures de capacité, avait compris que son système ne serait pas aussi performant que Virgo, qu’il décida donc de rejoindre. Il fut rapidement suivi par une équipe du Laboratoire de l’Accélérateur Linéaire d’Orsay, conduite par Michel Davier, fin 90. La situation devint un peu confuse les années suivantes, pour deux raisons : nous devions justifier du fait que nous ne souhaitions pas construire un prototype, comme les allemands, britanniques, américains, et japonais : notre argument était que qu’il serait beaucoup plus utile et rapide de tester séparément des éléments de taille réelle, comme un super atténuateur, un laser de haute puissance, un grand miroir, etc. plutôt qu’un prototype constitué d’éléments de taille réduite, avec ses problèmes spécifiques, pour recommencer ensuite avec le système à échelle 1. Ce qui était initialement considéré comme beaucoup trop risqué, fut finalement trouvé raisonnable.

Bien que le projet Virgo fût bilatéral et que l’INFN ait rapidement inclus le projet dans son plan quinquennal, le CNRS et l’INFN, progressaient de façon plutôt indépendante, de sorte que la direction de l’INFN fut un peu surprise quand le ministre français Hubert Curien annonça son accord pour financer Virgo en juin 1992. La structure franco italienne, le « Conseil provisoire », fut créé en avril 1993 et le projet fut définitivement approuvé par l’INFN en septembre. Le CNRS, lui, n’était pas prêt à démarrer tout de suite : la plus grande partie du personnel impliquée dans le projet, en dehors du groupe initial, dépendait de l’IN2P3, mais il n’était pas encore clair de quel département ou institut du CNRS Virgo devait dépendre.

Quelques mois furent encore nécessaires pour écrire et approuver l’accord final entre l’INFN et le CNRS, qui fut signé par leurs directeurs, Luciano Maiani et François Kourilsky le 27 juin 1994.

Alors la construction pu commencer, mais ceci est une autre histoire.

Document de AB, AG, CB, traduit de « h »par GB