Credit: NASA, ESA, A. Simon (Goddard Space Flight Center), and M.H. Wong (University of California, Berkeley) and the OPAL team.

En 2005, un groupe de scientifiques dirigé par Alessandro Morbidelli, professeur au Collège de France et chercheur au laboratoire Lagrange (Observatoire de la Côte d'Azur - Université Côte d'Azur - CNRS), a développé une théorie révolutionnaire connue sous le nom du Modèle de Nice. Cette théorie, nommée d'après la ville où elle a été conçue, propose que Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune se soient formés sur des orbites rapprochées et aient ensuite migré vers leurs orbites actuelles à la suite d'un événement majeur appelé instabilité dynamique des planètes géantes. La chronologie de cette instabilité est cruciale pour comprendre son impact sur la déstabilisation des populations de petits corps (comme les astéroïdes et les comètes), la perturbation des orbites des planètes telluriques (telles que la Terre, Mars, Vénus, et Mercure), et éventuellement son rôle dans l'évolution d'une planète potentiellement habitable vers une planète habitée, tel que notre Terre.

Une nouvelle étude dirigée par Chrysa Avdellidou, ancienne post-doctorante de l'Observatoire de la Côte d'Azur, financée par l'ANR Origins et aujourd'hui maître de conférences à l'Université de Leicester (Royaume-Uni), a utilisé des données des météorites pour montrer que l'instabilité des planètes géantes s'est produite plus de 60 millions d'années après le début du système solaire. En combinant cette contrainte temporelle avec une limite supérieure établie précédemment par l'analyse de la stabilité d'un astéroïde binaire troyen de Jupiter (les troyens sont des astéroïdes partageant leur orbites avec Jupiter dans les points de Lagrange L4 ou L5 du système Jupiter-Soleil), l'étude a conclu que cette instabilité orbitale s'est produite dans une fourchette temporelle comprise entre 60 et 100 millions d'années après le début de la formation du système solaire.

« En trouvant la source des chondrites enstatite de type EL, un type rare de météorites composées de matériaux similaires à ceux ayant formé la Terre, au sein de la ceinture principale des astéroïdes, nous avons réalisé que notre découverte pouvait éclairer le cheminement du corps parent de ces météorites depuis la région de formation de la Terre jusqu'à la ceinture principale et, peut être, du processus responsable de ce transport », explique Chrysa Avdellidou.

« On savait que le corps parent des météorites EL était très volumineux, et qu'un seul fragment de celui-ci avait été transporté dans la ceinture principale. Les météorites EL présentent des rapports d'abondance isotopique spécifiques. Les isotopes sont des variantes d'un même élément chimique ayant le même nombre de protons mais un nombre différent de neutrons. Ces rapports d'abondance isotopique, lorsqu'ils sont mesurés en laboratoire, nous renseignent sur la période à laquelle ces météorites ont été exposées à une certaine température. En modélisant l'évolution de la température, nous avons réalisé que le corps parent EL ne pouvait pas s'être fragmenté avant 60 millions d'années après le début de notre système solaire », commente Marco Delbo, directeur de recherche CNRS au laboratoire Lagrange (Observatoire de la Côte d'Azur - Université Côte d'Azur - CNRS).

« Nous avons examiné plusieurs scénarios dynamiques qui auraient pu conduire au transport d'un fragment du corps parent des météorites EL depuis la région proche de la Terre vers la ceinture principale 60 millions d'années ou plus après le début de notre système solaire. Nous avons constaté que l'instabilité dynamique des planètes géantes pourrait réaliser ce transport avec une probabilité suffisante pour expliquer les observations », explique Alessandro Morbidelli. Cela signifie que les chercheurs ont découvert que les mouvements instables des planètes géantes, telles que Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune, pourraient être capables de déplacer un morceau du corps parent des météorites EL vers la ceinture principale.

« Il est remarquable que l'impact géant sur la Terre, qui a formé la Lune, se soit produit plus ou moins au même moment. Cela pourrait simplement être une coïncidence, ou peut-être existe-t-il une relation causale entre l'instabilité des planètes géantes et l'impact ayant formé la Lune. D'autres études suggèrent que l'instabilité des planètes géantes pourrait avoir déclenché l'impact d'une planète, Theia, sur la Terre, déterminant ainsi à la formation de la Lune », conclut Chrysa Avdellidou. Si tel est le cas, l'instabilité des planètes géantes, serait également liée à la formation de la Lune et aurait donc pu jouer un rôle dans la création du système Terre-Lune tel que nous le connaissons aujourd'hui.

 chrysa marco 15042024Les cercles rouges sont les planétésimaux et les fragments des planétésimaux qui se sont formés dans la région des planètes terrestres. La courbe noire indique approximativement la limite de la ceinture principale interne des astéroïdes. Chaque panneau montre l'évolution du Système Solaire interne à différents moments : Le panneau (I) montre la formation du planétésimal dont les météorites enstatite de type EL se sont formées. Au cours de cette période, les planètes telluriques ont commencé à disperser des planétésimaux sur des orbites à forte excentricité et avec des demi-grands axes qui correspondent à la ceinture principale d'astéroïdes. Le panneau (II) montre qu’entre 60 et 100 millions d’années après le début de notre Système Solaire, le planétésimal EL est fragmenté dans la région des planètes telluriques par un impact. Un fragment du planétésimal EL (l'ancêtre de la famille d’Athor) va être dispersé par les planètes telluriques sur une orbite qui croise la ceinture d’astéroïdes mais avec une forte excentricité. C’est à ce moment que l'instabilité orbitale des planètes géantes se produit. Cette instabilité perturbe l’orbite du fragment du planétésimal EL en diminuant son excentricité : l'ancêtre de la famille d’Athor est donc impacté par l’instabilité des planètes géantes dans sa position actuelle. Le panneau (III) montre que quelques dizaines de millions d'années après l'instabilité des planètes géantes, un impact entre l'embryon planétaire Theia et la proto-Terre conduit à la formation de la Lune. Finalement, 1500 millions d’années après la formation de notre Système Solaire l'ancêtre de la famille Athor a subi un impact qui forme la famille Athor que l’on observe aujourd’hui.

Référence

« Dating the Solar System’s giant planet orbital instability using enstatite meteorites », Chrysa Avdellidou, Marco Delbo, David Nesvorný, Kevin J. Walsh and Alessandro Morbidell, Science.org, 16 avril 2024.